- Merci, ma belle. Ce vieux bougre d'Aldrik est dans le coin ?
- Pas aujourd'hui, je suis navrée...
- Bah ! Je suis sûr qu'il ne veut pas être dérangé. Il finira par se tuer à la tâche, tu sais. Passe-lui le bonjour, et remercie-le pour moi. Cette lame est une œuvre d'art.
A quelques mètres de là, dans la chaleur étouffante de la forge, le dénommé Aldrik esquissa l'ombre d'un sourire. Le fait que Raz'gar apprécie son travail n'avait rien de surprenant. Le sertissage de pierres précieuses ajouté à l'alliage de métaux improbables suffisait généralement à satisfaire les personnages les plus influents. Une œuvre d'art. Le mot était particulièrement bien choisi. L'épée de cet homme, en dépit d'un équilibrage parfait, ne serait jamais souillée par la réalité des champs de bataille.
Les portes de la forge s'ouvrirent dans un grondement sourd, laissant apparaître les boucles blondes de sa fille, Chloé. Le visage de Jolan, son apprenti, s'éclaira presque aussitôt.
- Ils demandent tous après toi, Papa, lâcha-t-elle avec mauvaise humeur. On ne pourrait pas simplement fermer le magasin pour une journée ?
- Par les Titans ! s'exclama Aldrik, les yeux rieurs. Voilà plus de vingt ans que je me suis engagé à ouvrir ce commerce tous les jours sans exception, et ma propre fille voudrait que je manque à mon devoir !
Chloé laissa échapper un long soupir. A seize ans, et malgré de nombreuses requêtes émises par quelques prétendants hauts placés, elle avait renoncé à une vie confortable pour travailler le métal aux côtés de son père, à Dalaran. Elle avait également fini par accepter les avances de Jolan, son ami de toujours qui lui vouait depuis l'enfance un amour inconditionnel.
Ses compétences en matière de joaillerie avaient permis à Aldrik de varier considérablement son offre en proposant à ses clients des armes uniques, et son sourire ravageur se révélait être un atout considérable lorsqu'il s'agissait de vendre un produit.
- Un Elfe de Sang devrait arriver d'une minute à l'autre pour récupérer la dernière commande, intervint Jolan. Après celui-là, tu devrais pouvoir nous rejoindre à temps.
Les yeux de Chloé s'écarquillèrent légèrement, trahissant son excitation.
- L'artefact est bientôt terminé ? s'enquit-elle.
- Pas tout à fait, répondit Aldrik en passant la main dans sa barbe d'un air songeur. Nous n'avons encore jamais travaillé le diamant d'Azeroth de cette manière.
Au même moment, des coups portés contre la porte du magasin se firent entendre.
- Ça doit être l'Elfe, maugréa Chloé en s'éloignant. Vous avez intérêt à m'attendre, tous les deux...
Aldrik et Jolan échangèrent un regard entendu et attendirent en silence. Lorsque la voix enjouée du client s'éleva depuis le magasin, le maître forgeron referma soigneusement la porte de la forge et se dirigea vers un gros coffre poussiéreux dissimulé au fond de la pièce. Il leva le verrou à l'aide d'une clé en argent et en sortit une lame majestueuse.
Ce que Chloé appelait "artefact" était une épée digne d'un roi.
Une œuvre d'art forgée pour la guerre.
- Galedhel s'est engagé à la retenir une heure, déclara Aldrick avec gravité. Nous n'avons pas une seconde à perdre.
Comprenant mieux que quiconque les enjeux déterminants de cette opération, Jolan s'abstint de tout commentaire suivit son maître à travers la petite porte dérobée située à l'arrière de la forge. Tous deux prirent alors la direction de l'aire de Krasus, où ils empruntèrent un griffon pour un vol périlleux vers la Couronne de Glace.
Plus qu'un simple élève, Jolan était le fils qu'il n'avait jamais pu avoir. Le forgeron, qui avait été lieutenant, dans une autre vie, l'avait pris sous son aile lorsque ses parents avaient trouvé la mort à Lordaeron, après le retour triomphant de son prince. Lui-même avait perdu sa femme ce jour-là, se retrouvant seul avec sa fille alors âgée de quatre ans. Il était finalement parvenu à prendre la fuite avec les deux enfants, ne laissant à l'ennemi que son bras gauche au cours d'une rixe sanglante.
Très vite, en grandissant, Jolan avait nourri un sentiment de vengeance, s'intéressant de près à la possible reconquête de Lordaeron. Sa haine contre les non morts était telle qu'il avait brièvement songé à rejoindre la Croisade Écarlate, avant qu'Aldrik ne parvienne à l'en dissuader. Désormais, toute son attention était portée sur un ordre militaire d'élite plus conventionnel qui aspirait lui aussi à reconquérir Lordaeron : l'Ost Pourpre.
C'est pour lui témoigner son soutien que le maître forgeron s'était lancé dans la confection d'une arme à la hauteur de ses ambitions. Laissant momentanément son atelier aux bons soins de sa fille, il avait fait le voyage jusqu'aux Maleterres de l'Est et s'était rendu dans la chapelle de l'Espoir de Lumière. Là-bas, en terre consacrée, il y avait obtenu la permission d'extraire du minerai et quelques gemmes rares qui avaient servi de base à l'artefact.
Son étude des matériaux laissait supposer que l'arme serait particulièrement mortelle contre les morts-vivants, mais rien dans son apparence ne l'indiquait. Là où les enchantements dévoilaient une aura souvent révélatrice, son travail minutieux ne laissait aucune trace.
Contrairement à ce qu'il avait dit à sa fille quelques instants plus tôt, l'artefact était complet. Mais pour s'assurer de sa stabilité, Aldrik devait d'abord l'expérimenter, et il ne pouvait se résoudre à exposer sa fille au moindre danger après tout ce qu'il avait déjà perdu.
- Là, deux silhouettes ! lui cria Jolan.
Le maître forgeron empoigna fermement la lame et son visage se ferma. Il fit signe à son apprenti de rester à l'écart et s'approcha lentement des créatures. Il s'attendait à trouver deux marionnettes écervelées du Roi Liche. Les goules étaient généralement très faibles et ne représentaient aucun danger pour des combattants avertis. Mais lorsqu'il identifia deux Nécrogardes - des agents entraînés de la Dame Noire Sylvanas, il voulut faire demi-tour. Aussi, lorsque ces derniers se retournèrent vers lui, son cœur manqua de s'arrêter.
- Tiens donc... Regarde un peu ce que nous avons là, Mordek.
Le Réprouvé lança un regard méprisant au forgeron mais ne montra aucun signe d'animosité. Son arme pendait mollement à sa ceinture et il n'avait pas esquissé le moindre mouvement pour s'en emparer. Le dénommé Mordek s'avança vers lui avec un calme troublant.
- Nous avons mieux à faire que nous entretuer, Humain, déclara-t-il d'une voix étonnamment claire. Poursuivez votre chemin, et nous ferons de même.
Aldrik fronça légèrement les sourcils mais ne put se résoudre à ranger son arme. Les larbins de la Reine Banshee se jouaient-ils de lui ? Ces êtres contre-nature pouvaient-ils réellement tenir à leur "vie" qui n'en était pas une ?
Son hésitation laissa à Jolan le temps de bondir sur le premier Réprouvé pour lui pourfendre le crâne d'un puissant coup d'épée. Le deuxième, qui n'avait pas remarqué la présence d'un autre Humain derrière l'épais rideau de neige, dévia la seconde attaque au dernier moment avec sa propre lame et riposta en lançant une fine dague qui vint se planter dans la jugulaire de l'apprenti forgeron. Ce dernier se tourna une dernière fois vers son maître et émit un gargouillis inaudible avant de s'effondrer sur le sol glacé du Norfendre.
- Non... Mon garçon...
Dans sa frénésie meurtrière, le dernier Réprouvé s'élança cette fois sur le forgeron qui para l'attaque sans effort, manipulant l'artefact avec une aisance déconcertante. L'équilibre de la lame était parfait et sa légèreté insoupçonnée permettait à Aldrik d'en exploiter tout le potentiel de sa seule main valide.
Cependant, Mordek était un combattant aguerri et très vite, il parvint à entailler la chair de son adversaire. Les blessures étaient superficielles, mais le maître forgeron savait qu'il ne pourrait tenir ce rythme de combat indéfiniment. Son sang avait déjà coulé six fois avant qu'il ne réussisse à effleurer le Réprouvé.
Et pourtant, à cet instant, l'issue de l'affrontement fut scellée.
Le non-mort lâcha brutalement son arme au sol et son corps fut secoué de spasmes incontrôlables avant de se raidir. Alors, il se mit à hurler de toutes ses forces. Sa fine blessure irradiait d'une lumière incandescente tandis qu'il semblait se consumer de l'intérieur.
La mine sombre, Aldrik le décapita.
Le silence se fit à nouveau dans la Couronne de Glace.
Après avoir enterré le corps de son apprenti là où il était tombé, il lui avait fallu une semaine pour regagner la Toundra Boréenne par ses propres moyens. De là, il avait embarqué pour Hurlevent, et deux semaines supplémentaires avaient été nécessaires pour braver une mer particulièrement capricieuse. Il s'était ensuite ravitaillé dans la capitale Humaine, où personne ne le connaissait, et y avait trouvé du travail dans une auberge. Six mois plus tard, il avait quitté les lieux sans demander son reste.
La douceur des Royaumes de l'Est était irritante, et l'odeur des arbres qui habillaient la forêt d'Elwynn agressait ses narines. Même après tout ce temps, la fraîcheur du Norfendre lui manquait terriblement, mais il savait pertinemment qu'il n'y remettrait jamais les pieds.
Jamais il ne pourrait affronter le regard de sa fille - qui le pensait sans doute mort - après tout ce qu'il lui avait infligé pour assouvir un futile désir de vengeance.
Alors, faisant fi de son malaise, il se dirigea vers le bastion qui se dessinait au loin, tandis que la lame étroitement sanglée dans son dos lui rappelait douloureusement le poids de sa culpabilité...